26/08/2008

Lu Yu




Au cours des âges, certaines personnes en Chine furent élevées à un rang divin à titre posthume, soit par décret impérial soit par acclamations populaires. On croyait que cet honneur, octroyé par un personnage non moins important que le Fils du Ciel régnant ou par acclamations des gens " aux cheveux noirs " en général, avait un tel poids dans les régions célestes que les bénéficiaires devenaient en fait des dieux et vivaient à tout jamais dans les vastes et brillantes cours célestes. Pour parvenir à cet état, l'individu devait apparaître comme un modèle de perfection ou un bienfaiteur de l'humanité. Tel fut, au VIlle S., Lu-Yu qui écrivit la première étude d'ensemble sur le thé connue sous le nom de Cha Ching ou Classique du thé.

Officiellement, il n'a été retenu que peu de chose sur la vie de Lu-Yu, mais, si on y ajoute les légendes, sa biographie se lit avec plaisir. Il naquit dans la province Hou-pei en Chine centrale. On ne sait rien de ses parents qui semblent l'avoir abandonné tout petit enfant au bord de la rivière. Heureusement le maître Ch'an (Zen) Chi Ch'an, abbé du Monastère du Nuage du Dragon trouva l'enfant et l'adopta; il lui donna le nom de Lu-Yu tiré du texte correspondant au trait 6 de l'hexagramme 53 (Chien " progrès graduel ") du Yi King " L'oie sauvage s'approche graduellement de la grande terre (Lu). Ses plumes (yu) peuvent être utilisées à des fins rituelles - bonne chance! " Hélas, l'enfant resta insensible aux doctrines mystiques du Zen auxquelles il préférait les enseignements de Confucius plus conformes à l'esprit d'homme d'état. Son père adoptif lui fit donc nettoyer les cabinets du monastère (punition utile mais dégradante, à l'honneur actuellement chez les communistes chinois) et garder un troupeau de 30 bœufs sauvés de la boucherie et présentés au temple comme une action méritoire. Malgré cela le zèle que l'enfant confucianiste portait à l'étude triompha de ces difficultés, comme le prouve un récit le décrivant à califourchon sur un bœuf et, muni d'un bâton, s'exerçant à la calligraphie sur le dos de l'animal! Au bout de quelque temps, l'ennui l'incita à s'enfuir avec un groupe de comédiens ambulants. Bien que dépourvu de beauté et de plus affligé de bégaiement, il était le bienvenu grâce à son excellent sens de l'humour et à son talent à préparer et à monter le texte des pièces; peut-être aussi montra-t-il déjà quelques signes annonciateurs du musicien, du poète et de l'autorité dans tout ce qui se rapporte au thé qu'il allait devenir.

Plus tard, il s'installa dans la province de Tchô-kiang renommée alors déjà pour ses savants; là ses dons lui valurent une sinécure qui comportait théoriquement la responsabilité de la formation littéraire de l'héritier du Trône du Dragon! Il passa les dernières décennies de sa longue vie dans une demi-retraîte polissant ses écrits, plus particulièrement le célèbre Classique du thé qui devait I imposer comme le premier des grands Maîtres du thé.

Le Classique du thé commence par exposer, ce qui est surprenant de nos jours où le thé est cueilli dans une large mesure sur des arbustes bas, que les théiers peuvent avoir de 30 ou 60 cm jusqu'à plus de 3 m de hauteur et que, dans la province de Sseu-tch'ouan il existe des arbres à thé d'une circonférence telle que deux hommes les bras tendus peuvent à peine en entourer le tronc! Le contenu de l'ouvrage inclut des descriptions des théiers et des endroits où ils poussent, des outils employés pour récolter les feuilles, des ustensiles utilisés pour faire infuser et servir le thé, des lieux où l'on trouve l'eau la plus pure, des caractéristiques de nombreuses variétés de thé et de beaucoup d'autres choses encore.

Le Classique du thé est une curiosité plutôt qu'une source d'informations utiles pour l'amateur de thé actuel. D'ailleurs, plusieurs délicieux livres du thé ont été écrits au cours des siècles suivants et l'on continue, de nos jours encore, à en écrire. Parmi les légendes sur Lu-Yu, il en est une qui fait ressortir son talent presque miraculeux à distinguer de subtiles différences entre différentes sortes d'eaux utilisées pour préparer le thé dont il devait apprécier la pureté relative. Avant que des méthodes efficaces pour purifier l'eau aient été mises au point, un tel talent était considéré comme un élément important de l'art d'un Maître du thé.
Ainsi donc, alors qu'il descendait la rivière Yangtzé invité d'un dignitaire de haut rang, Maître Lu-Yu fut convié à goûter l'eau d'une jarre qui, sur l'ordre de son hôte avait été tirée du milieu de la rivière à Nanling, où l'eau était réputée être " la plus délicieuse qui existât sous le ciel ". Lu-Yu avala une gorgée mais il reposa sa cuillère avec dégoût en déclarant que c'était là une eau de qualité inférieure qui venait du bord de la rivière où naturellement elle pouvait être polluée ou saumâtre. " Oh non, s'écria le fonctionnaire responsable de l'avoir apportée. Une centaine de témoins peuvent confirmer que j'ai personnellement puisé cette eau au milieu de la rivière à Nanling, ainsi que Son Excellence l'avait ordonné. " Là-dessus Lu-Yu porta une seconde cuillerée à ses lèvres et déclara: " Il se peut que ce soit de l'eau de la rivière principale de Nanling, mais elle a été fortement diluée avec de l'eau des bords de la rivière. " Impressionné par cette perspicacité, le fonctionnaire avoua qu'un peu de l'eau précieuse s'était renversée au cours d'un brusque balancement de la petite embarcation louée pour la transporter jusqu'au bateau du mandarin et qu'il l'avait remplacée par de l'eau prise à l'endroit où le bateau était amarré au moment où la perte s'était produite. " Ah, Maître Lu, s'écria le fonctionnaire repentant, vous êtes vraiment un Immortel! "

Une autre histoire rend hommage à son père adoptif, l'abbé du Monastère du Nuage du Dragon qui semble lui avoir fait bon accueil après ses pérégrinations avec les comédiens ambulants. L'abbé appréciait tellement le thé préparé par Lu-Yu que lorsque ce dernier quitta la maison pour la seconde fois, il renonça complètement à en boire soit par chagrin soit parce que nul autre que Lu pouvait le préparer exactement comme il l'aimait. Cette singulière décision revint par hasard aux oreilles du Fils du Ciel qui refusa de croire que le talent de Maître Lu fût insurpassable. Pour en juger, il ordonna que l'on fasse venir l'abbé dans la capitale et qu'on le lui amène. Afin d'honorer tout particulièrement le vieux moine, l'empereur fit préparer le thé destiné à son hôte par une dame de la cour experte inégalée dans cet art. Comme l'abbé levait respectueusement sa tasse, le Seigneur des Dix Mille ans remarqua: " Votre Révérence trouvera certainement ce thé aussi bon que s'il avait été préparé par votre fils. " Mais l'abbé, après en avoir avalé une gorgée, reposa tranquillement le bol de thé.
" Ah, ah, se dit l'empereur, ce charlatan fait de l'épate. Nous n'allons pas tarder à le démasquer! " Car Maître Lu avait lui aussi été convoqué au palais et prié de préparer du thé pour un invité que l'empereur n'avait pas nommé. Ce thé fut apporté au vieux moine qui ignorait que son fils fût dans le palais; il le goûta et sourit avec délice. " Votre Majesté, s'exclama-t-il, ce thé est une merveille! Même mon fils n'en pourrait faire de meilleur! " Convaincu désormais de l'incroyable pouvoir de discernement du vieil homme, le Fils du Ciel mit en présence le père et le fils et il assista à leurs joyeuses retrouvailles.
Il est certain que Maître Lu, malgré son agacement devant les efforts déployés pour faire de lui un bouddhiste, aimait réellement son père adoptif car, en apprenant la mort de ce dernier, il pleura des jours durant et écrivit un poème qui exprime de bien tendres sentiments:

Je ne désire ni coupes d'or,
Ni même gobelets de jade blanc,
Ni la lumière de l'aube dans les plaines
Ni le soleil du soir derrière les monts.
Mais ce que je désire et désire et désire,
C'est l'eau de la rivière qui coule à Chinling.

Le dernier vers donne à entendre: " Malgré tout le goût que j'ai pour l'eau des pures sources de montagne, je préférerais boire du thé préparé avec n'importe quelle eau, pourvu qu'elle vienne du lieu où vivait mon père! "
Le portrait de Maître Lu est celui d'un homme excentrique et pourtant adorable, avec juste une affreuse note discordante. Un ancien rapport dit laconiquement: " Lu Hung-chien (l'un des différents noms de Lu) ayant cueilli du thé de l'autre côté de la rivière ordonna à un jeune seniteur d'en surveiller la cuisson. L'enfant s'endormit; les feuilles furent carbonisées. Furieux, Hungchien attacha l'enfant dans une cage de métal et le jeta dans le feu! Impossible de savoir quelle est la part de vérité, s'il y en a une, qu'il faille accorder à cette histoire. Espérons qu'il s'agit là d'une pure invention, sinon comment le Maître du thé Lu occuperait-il une place parmi les Dieux ? "

Lu-Yu, le " Dieu du thé " déclarait: " L'eau d'une source de montagne est ce qu'il y a de mieux; vient ensuite l'eau de rivière; l'eau de puits est la moins bonne. " La première devait être puisée à des sources où l'eau coule sur un lit rocheux; la deuxième ne devait être tirée qu'aux endroits où le cours de la rivière est rapide. Jadis, naturellement, une forte pollution des rivières était rare, aussi y avait-il de fortes chances pour qu'une eau au cours rapide soit pure. Même ainsi, il est difficile de prendre au sérieux les listes (mutuellement contradictoires) dressées par divers maîtres du thé T'ang ou Song d'une dizaine ou d'une vingtaine de sources de " la meilleure eau du monde " consciencieusement classées par ordre décroissant d'excellence. Tout d'abord, il faudrait que l'on eût goûté à toutes les sources d'eau du monde pour pouvoir déterminer quelle est la meilleure; deuxièmement, il est manifestement impossible de distinguer par le goût les différences entre une vingtaine de sortes d'eaux très pures avec une précision telle qu'elle permette une classification précise par ordre de mérite. Pourtant, les Maîtres du thé avaient raison d'insister sur le fait que la saveur d'un bon thé peut être gâchée s'il est préparé avec une eau de qualité médiocre.

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